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Société, Sports
31 janvier 2023
Briser le silence : Sarah Abitbol et le pouvoir de la parole contre les violences sexuelles
Témoignage de l'athlète qui a démarré le #MeToo dans le sport en France

Championne de patinage artistique, Sarah Abitbol revient à Nantes pour rompre le silence sur les violences sexuelles dans le sport. Un témoignage qui retrace l’histoire de la patineuse, dès les premières agressions jusqu’à son amnésie traumatique et sa décision d’employer sa voix pour aider d’autres femmes.

Réalisé par : Alice Carnevali 

La PEUR

Nous rencontrons Sarah Abitbol aux Assises nationales de lutte contre les violences sexistes organisées à la Cité des Congrès de Nantes, le 25 et le 26 novembre 2022. Originaire de la cité des ducs de Bretagne, Sarah Abitbol est une patineuse artistique plurimédaillée. Dix fois championne de France, deux fois argent en championnat européen, dans ses performances, elle glisse avec puissance et élégance sur la glace en partageant ses émotions avec le public. Retraitée de la compétition en 2003, elle garde en elle la détermination et la discipline d’une athlète de haut niveau. 

 

Lors des Assises, elle enchaîne un entretien sur le #MeToo dans le sport, une heure de dédicaces, une tournée de conversations attentives avec les associations pour les droits des femmes et notre interview. Son énergie est contagieuse, elle semble inarrêtable. Pourtant, Sarah Abitbol n’a pas toujours été si bavarde. Sa voix a longtemps été cachée derrière un silence glacial qui l’enfermait dans ses cauchemars d’adolescence et dans ses peurs. 

Dire ou ne pas vivre - J’ai peur des regards, monsieur O. Celui de mes proches, celui de mes fans, celui des lecteurs de ces lignes. (...) J’ai peur que vous puissiez encore me faire du mal”.

Ce sont les premières lignes de son livre “Un si long silence”, publié en 2020 avec Emmanuelle Anizon, journaliste chez l’Obs. 

Monsieur O., vous étiez mon entraîneur. Je venais d’avoir quinze ans. Et vous m’avez violée”.

Monsieur O est l’abréviation de Monsieur Ordure, le surnom donné par la famille Abitbol à Gilles Beyer, innommable, comme les violences qu’il a menées : des agressions sexuelles répétitives pendant l’adolescence de Sarah, au début de sa carrière compétitive dans l’équipe de France.

L'oubli inconscient et le silence assassin

Votre ombre, monsieur O., se dissipe jusqu’à disparaître totalement de ma vie. Vous êtes toujours là, pourtant, dans la patinoire, je vous croise dans les couloirs. Au début, j’ai encore la trouille, je crois, puis celle-ci s’estompe. J’écris “je crois” parce que je ne me souviens plus vraiment quand ni comment j’ai oublié. Progressivement ? D’un seul coup ? En tout cas, j'ai oublié”.

 

D’après le rapport réalisé en 2015 par l’association Mémoire traumatique et victimologie en collaboration avec Unicef, 34% des victimes de violences sexuelles ont oublié partiellement ou entièrement leurs agressions pendant des années afin de se protéger de ces souvenirs de façon involontaire. Sarah Abitbol rentre dans ces statistiques et nous explique ce type de trouble cognitif. 

Avec les souvenirs qui remontaient à la surface, Sarah Abitbol a dû faire face également à de nouvelles angoisses. Des peurs quotidiennes, comme conduire une voiture toute seule, ainsi que la grande question : parler ou ne pas parler de ce qu’il s’était passé ? 

Dans son livre, Sarah précise que quand elle a raconté son histoire au président du club de patinage Thierry L (dont elle ne cite pas le nom), ce dernier lui a répondu qu’il avait entendu des rumeurs et lui a conseillé de “passer à autre chose”. Il a choisi de ne prendre aucune mesure à l’encontre de Gilles Beyer, qui travaillait encore dans la patinoire de Paris avec les athlètes. En plus de cela, lorsque Sarah a parlé avec le ministre des Sports, il lui a confirmé avoir des dossiers sur son ancien entraîneur et il lui a conseillé de porter plainte.

En décrivant ces réactions, Sarah Abitbol emploie souvent le mot omerta. Relié au monde de la mafia, ce terme désigne la loi du silence qui se met en place pour protéger les criminels. Un silence assassin, qui permet la continuation des abus et la construction des tabous dans la société. 

C’était en 2004, #MeToo n’était pas passé par là. Les gros scandales pédophiles n’avaient pas encore été médiatisés. J’avais trop honte, et surtout, je n’imaginais pas que vous ayez pu faire d’autres victimes”. 

Photo de Benjamin Schmuck

 

La libération de la parole

Avec la détermination et la force qui la caractérisent, il y a trois ans, Sarah Abitbol a brisé le silence qui depuis longtemps la faisait souffrir, en publiant le livre “Un si long silence”. Dans ces pages, elle se dévoile en évoquant son rapport avec le patinage, sa famille, ses amours, les abus, son amnésie, ses peurs et son courage. Quand je lui demande pourquoi elle a parlé, elle répond sans hésiter. 

L’histoire de Sarah Abitbol relève l’attention de différents médias et de tout un public qui avait l’habitude de la voir souriante sur la glace. Invitée sur plusieurs plateaux, Sarah partage son expérience en brisant le tabou des violences dans le sport et en libérant la voix des autres victimes. Suite à ces témoignages, plusieurs patineuses du même club que Sarah Abitbol ont dénoncé des agressions de la part de Gilles Beyer.  Parmi elles, Hélène Godard, Laure Detante et Najma Mahamoud. Mais ces athlètes ne sont que la pointe émergée de l’iceberg. Suite au témoignage de Sarah, le ministère des Sports a mis en place une plateforme d’écoute ouverte aux signalements. Un an après, les dénonciations recueillies dépassent les 380 cas, c’est le début du Me Too dans le sport. Quand Sarah nous en parle, ses yeux timides me regardent avec intensité. 

La voix de Sarah, une association au nom emblématique qui concrétise la volonté de faire de la parole d’une personne une bouée de sauvetage de plusieurs.  Cet esprit de sororité est palpable aux Assises de lutte contre les violences sexistes et brise l’omerta sur les violences, même quand le processus judiciaire se fait attendre. 

Décédé le 19 janvier dernier, Gilles Beyer est mort sans avoir été jugé coupable des violences, Sarah Abitbol et les autres survivantes sont des victimes parmi tant d’autres qui n’obtiendront pas justice. Toutefois, le 5 janvier 2023, le combat de la patineuse a été formellement reconnu par le gouvernement. En effet, Sarah Abitbol a été décorée de l’ordre national du Mérite par Brigitte Macron et la ministre des Sports Amélie Oudéa-Casteéra.  

Photo de Holiday on Ice 2023

 
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