A l’occasion du mois contre les violences sexistes et sexuelles, l’association Traits-Portraits en collaboration avec Nantes Université organisait le 21 novembre dernier une “Bibliothèque vivante”. Muées en “livres humains”, six femmes ont ainsi pû transmettre leur réalité à de parfait·e·s inconnu·e·s.
Réalisé par : Zoé Fraslin
“Quel livre souhaitez-vous écouter ?” demande une bénévole de l’association Traits-Portraits aux Nantais·e·s curieux et curieuses venu·e·s cet après-midi à l'événement organisé à la Bibliothèque Universitaire de Lettres. Sur une table, de petites fiches plastifiées correspondant aux livres proposés. Les quatrièmes de couvertures sont affichées sur un panneau juste à côté, offrant un résumé de l’histoire qui sera racontée. On choisit son livre, son créneau, puis le moment venu, on entre dans la grande salle de la BU. Les “lecteur·ice·s”, réparti·e·s en petits groupes de trois ou quatre, s’installent sur l’un des six îlots. Iels encerclent alors le livre, non pas fait de papier et d’encre mais de chair et de sang.
Louise. Patricia. Sara. Martine. Berivan. Elodie. Six femmes sont venues participer à cette “Bibliothèque vivante” intitulée Les Réalités de femmes pour livrer un pan de leur histoire. Pendant une trentaine de minutes, elles racontent et on est suspendu·e·s à leur voix. Cosmétique, biologie, lutte, transidentité, culture, maternité, chacune aborde le thème du féminin sous le prisme de cette expertise née de leur vécu.
SOUS UN NOM SE CACHE DES RÉALITÉS DIFFÉRENTES
A l’arrière du livret de présentation de la Bibliothèque vivante on trouve une citation du poète méxicain Octavio Paz :
“Toute culture naît du mélange, de la rencontre, des chocs. A l’inverse, c’est de l'isolement que meurent les civilisations.”
C’est dans la lignée de ce postulat qu’est né en 2000 le concept de “Human library”, initié par l’ONG danoise Stop the violence. Leur objectif était de lutter contre les discriminations et les stéréotypes en donnant la parole à celleux qui les vivent pour qu’ils et elles soient écouté·e·s par celleux qui n’oseraient peut-être pas aller demander ces informations. En 2018, à l’occasion du Festival des Solidarités coordonné par la Maison des Citoyens du Monde, l’association nantaise Traits-portraits a repris le projet afin de traiter de la question des réfugié·e·s.
Fière de son succès, elle a continué par la suite à proposer lors de différents événements ces Bibliothèques vivantes avec cette volonté de montrer que derrière une réalité sociale, comme l’immigration ou la condition féminine, se trouve une histoire personnelle.
DONNER LA PAROLE À CELLEUX QU'ON ÉCOUTE MOINS
Pour déconstruire les idées reçues, les bibliothèques de Traits-Portraits proposent un catalogue de paroles d’expert·e·s en mélangeant celle de chercheur·euse·s universitaires et de militant·e·s à celle de citoyen·ne·s. “L’idée était aussi d’aller chercher des personnes qui ne sont pas habituées à s’exprimer”, explique Elise Jaunet, la co-administratrice de l’association, lors de notre échange entre les lectures. “Ces personnes que la société a tendance à invisibiliser.”
L’exercice est difficile, comme elle le reconnaît. Il demande de prendre la parole, de s’approprier le “je”, de reconnaître la légitimité de son témoignage. Pour les rassurer, Elise leur dit : “par votre vécu, vous produisez une connaissance qui intéresse les gens [...] Vous êtes les expert·e·s de votre histoire.”
Elise compare son rôle à celui d’une “metteuse en scène”. En amont de chaque bibliothèque, elle utilise son réseau pour entrer en contact avec des personnes concernées par la thématique abordée, sélectionne les volontaires, pioche parmi les propositions de témoignages et les articule entre elles pour couvrir un spectre aussi large que possible.
Vient ensuite le temps de la préparation. Aidée d’une comédienne, elle donne aux futurs “livres” les outils pour mettre en voix leur histoire, mais également pour la “mettre en corps”. Elise se dit “convaincue que la rencontre et la reconnaissance par le regard [...] donnent de la puissance, voire de la dignité à ces personnes”. Selon elle, cela permet aux “lecteur·ice·s” d’entrer en résonance avec ces vécus et d’être plus impacté·e·s du fait des émotions véhiculées par le corps.
PRENDRE CONNAISSANCE D'UNE MÉCONNAISSANCE
Louise ne perd pas une seconde. Elle profite de l'installation de ses lectrices, ici toutes des femmes caucasiennes, pour prendre une gorgée d’eau de sa bouteille, puis déclare, pleine de chaleur : “Bonjour, je suis Louise, j’ai 55 ans. J’ai créé le premier centre de formation cosmétique destiné aux peaux mates à foncées.” Puis, elle enchaîne et parle des caractéristiques physiques des personnes noires comme d’une conséquence biologique et géographique.
Assise au bord de sa chaise, elle regarde chacune des lectrices droit dans les yeux. Elle raconte le souvenir de son adolescence marquée par une acnée sévère qu’elle ne pouvait cacher avec du maquillage, faute de produit adapté à sa couleur de peau. A la pharmacie, même problème : on ne sait pas la conseiller. “Et vous essayez, vous essayez… De toute façon, vous êtes devenu·e·s un magasin dans votre salle de bain tellement vous avez essayé de produits [...] et rien ne marche.”
Louise insiste : “la cosmétique englobe la beauté, mais aussi la santé.” Du fait de la couleur blanchâtre des protections solaires, elles virent et grisent une fois appliquées sur les peaux noires. “C’est une question de colorimétrie.” Les protections solaires transparentes sont toutefois rares, et surtout bien plus coûteuses. Certain·e·s font alors le choix de s’en passer, mais iels risquent un cancer de la peau qui est en moyenne, d’après les professionnel·le·s de santé, plus tardivement détecté chez les carnations les plus foncées et donc plus dangereux.
De son expérience personnelle et professionnelle ressort une lassitude et une colère vis-à-vis de l’industrie cosmétique française, pourtant l’une des leaders mondiaux sur le marché. Devenue adulte, elle a rejoint une start-up nantaise avec l’objectif de proposer des produits cosmétiques adaptés à chaque carnation, mais aussi d’éduquer sur le sujet. Cette lecture, elle la voit justement comme un moyen d’éveiller les consciences.
Le témoignage de Louise fini, une des lectrices s’exclame : “Je crois que j’ai beaucoup de points communs avec les femmes à la peau mate, mais pour la raison exactement inverse.” A son tour, elle transmet son vécu : de peau très claire et sèche, elle ne trouve pas les produits hydratants adaptés en boutique généraliste, et n’ose pas acheter des cosmétiques affublés de la mention “pour peau foncée”. “Même si j’en ai besoin, je ne me sens pas légitime.” S’ensuit un échange sur le manque de termes appropriés et de la stigmatisation qui en résulte. Les réalités des femmes se croisent.
Le livre de Louise, qu’elle a nommé Tout simplement noire ! a eu l’effet escompté. En transmettant à des inconnu·e·s son vécu, elle a libéré la parole et offert un sujet de réflexion sur une problématique méconnue si on n'est pas personnellement concerné·e. “Je ne m’en rendais juste pas compte”, résume une dame une fois sortie de la salle.
S'INSPIRER D'AUTRUI POUR TROUVER SA PLACE
Le livre de Sara s’écoule chronologiquement. Née en Iran pendant la guerre contre l’Irak, les cinq premières années de sa vie sont marquées par des “contrechamps” dûs à son imaginaire d’enfant : la guerre, le régime autoritaire, la mort, la peur, puis la fuite devenue nécessaire. Ses parents, révolutionnaires marxistes et opposés au régime islamique, refusent de voir leur fille grandir dans “cet Iran”.
Ses parents et elle fuient à Nantes où ils avaient des contacts. Les années passent, Sara grandit. Elle se sent comme “un ovni” dans ce pays qu’elle doit apprendre à connaître. Rapidement, elle trouve un refuge dans l’expression artistique : le dessin d’abord puis le théâtre. Sa famille et elle finissent par retourner en voyage en Iran, et c’est un choc pour Sara. “On prend l’avion, les portes s’ouvrent, et il y a l’odeur de la terre, la chaleur de l’air qui rentrent dans mes narines [...] J’ai l’impression que tout se remet à sa place et que je suis enfin rentrée chez moi.”
Elle rentre en France profondément marquée par cette société “schizophrène” où le “dehors” et le “dedans” sont radicalement opposés. Dans la rue, les gens se couvrent, chez eux “ils boivent des coups, voient des films. Ils sont assoiffés de culture [...] là-bas, on deale des livres comme on dealerait de la drogue.” A côté, la vie française lui semble creuse.
S’impose ensuite une dualité de l’identité. Pour ses proches iraniens, Sara est celle qui est partie, l’étrangère qui retournera en France. Second voyage, deux ans plus tard. Cette fois, elle reste : “c’était un besoin vital”. Cherchant à trouver sa place, elle prend une caméra et commence à filmer le berger chez qui elle vit. L'œuvre est diffusée au Festival des 3 Continents et gagne le prix du public en 2006.
Sara arrête ses études et décide de se consacrer au cinéma. Son second projet part de l’idée de casser “la vision misérabiliste qu’on a des femmes iraniennes qui seraient soumises et dominées.” Elle filme alors le quotidien de sept femmes agissant à leur niveau contre le système oppressif du régime afin de changer la société de l’intérieur. Elle reconnaît que ces portraits sont aussi un moyen de trouver “qui [elle] aurait pû être si [elle] était restée en Iran.”
Sara réalise que ses films ont pour but de faire des histoires personnelles un témoignage universel dans lequel chacun peut s’identifier. Le cinéma peut aussi être un outil de lutte, et à sa manière, elle-même se rend utile en les visibilisant. Pleine de sororité, elle conclut son livre par une invitation à prendre un peu du courage de “ces femmes qui dépassent la peur avec leur urgence de vivre” pour “poser sa pierre et ne jamais rien laisser passer qui serait une forme de répression sexistes ou de privation de liberté”.
LES FEMMES DANS LEUR DIVERSITÉ
De façon générale, le pari de Traits Portraits semble réussi. Tout l’après-midi, les visages d’inconnu·e·s se sont enchaînés devant ces cinq livres vivants pour les écouter témoigner de leur réalité personnelle. La majorité était des femmes, des étudiantes comme des personnes retraitées. Sur un tableau blanc, des post-its colorés forment un livre d’or. “Merci.” “Comme un livre rempli de vie.” “Tellement riche, mais trop peu de temps.”
Une femme d’une quarantaine d’années salue le travail effectué. Elle-même a déjà participé à une bibliothèque vivante sur la thématique des personnes réfugiées. “Il faut du cran pour se livrer, mais c’est enrichissant. On apprend beaucoup sur soi-même.” Un ressenti partagé par les lecteur·ice·s. “Cette proximité permet de mieux s’ouvrir à leur histoire. On se laisse surprendre et on finit par s’identifier, au moins un peu,” déclara une étudiante en LLCE. Son amie acquiesce : “On s’éloigne des stéréotypes, elles représentent les femmes dans leur diversité.”
Le lendemain de cet évènement se tenait une journée d’étude en collaboration avec l’association. Intitulée “la Ville aux féminins”, elle visait à ouvrir la réflexion sur l’inscription des récits citoyens et personnels comme témoignage de notre Histoire, au même titre que que les savoirs académiques. C’est en donnant la parole aux invisibles, en écoutant les oublié·e·s, que la fraternité et la sororité prennent tout leur sens.
Photos par Elise Jaunet/Traits-portraits